En vertu d'un accord conclu avec le gouvernement kényan, le géant pharmaceutique suisse vend pour presque rien une gamme de médicaments brevetés ou génériques permettant de traiter des malades chroniques. Ce dispositif est appelé à s'étendre dans d'autres pays africains.
Les appareils photo crépitent. Sous la grande tente blanche installée devant l'hôpital national Kenyatta de Nairobi, Joerg Reinhardt, président de Novartis, et James Macharia, chef de cabinet du ministre de la Santé du Kenya, s'apprêtent à signer un document qui fera date : en vertu de cet accord, le géant pharmaceutique suisse s'engage à vendre au gouvernement et aux ONG une quinzaine de médicaments... pour 1 dollar par traitement et par mois. Dénommée « Novartis Access », cette gamme de produits brevetés ou génériques doit permettre de traiter des maladies chroniques comme le diabète, le cancer du sein ou les maladies cardiovasculaires et respiratoires. Elle est destinée aux pays à revenus faibles et intermédiaires. Et c'est le Kenya qui a été choisi pour son lancement...
Avec un PNB moyen par habitant de 2.900 dollars, le Kenya est parfaitement dans la cible. Or, maintenant que le sida et la malaria sont largement sous contrôle grâce aux efforts internationaux assurant une prise en charge gratuite des malades, ce sont les pathologies chroniques qui sont en train de passer au premier rang des problèmes de santé publique. Elles représentent aujourd'hui la moitié des admissions et 40 % des décès à l'hôpital, ce qui fait peser une charge considérable sur un système de soins encore peu développé.
Même à l'hôpital Kenyatta de Nairobi, le meilleur du pays, les 1.800 lits ne suffisent pas. Les patients se retrouvent à six ou sept dans des chambres non climatisées, au confort rudimentaire, les lits équipés de moustiquaires n'étant séparés les uns des autres que par de simples rideaux. Il n'y a pas assez de médecins spécialistes et peu de médicaments. Et, pour les traitements les plus onéreux, les patients doivent mettre la main à la poche dans un pays où il n'y a quasiment pas d'assurance-maladie.
Le cas de Nicholas Othieno, qui souffre d'un cancer colorectal, est exemplaire. Diagnostiqué tardivement, cet homme de cinquante-deux ans, professeur de lycée, a vu disparaître toutes les économies d'une vie en frais de traitement, et c'est sa famille qu'il est maintenant en train d'endetter. « D'autant qu'habitant à plus de 800 kilomètres de la capitale je dois ajouter les frais de transport à chaque cure de chimiothérapie », observe-t-il. Cela explique pourquoi de nombreux malades renoncent, faute de moyens, à se faire soigner. « Aujourd'hui, déplore-t-il, plutôt qu'un cancer, il vaut mieux avoir le sida ou la malaria car, pour ces maladies, on est vraiment pris en charge. »
En tête, les maladies cardio-vasculaires
« Globalement, estime Nicholas Muraguri, directeur des services médicaux du Kenya, les maladies non infectieuses sont responsables de 30 % des décès, mais ce chiffre devrait atteindre 60 % à l'horizon 2030. » Avec en tête de liste, les maladies cardio-vasculaires (13 %), les cancers (7 %) et le diabète (4 %). A l'origine de leur essor, on trouve, au Kenya, le tabagisme (26 % des hommes fument), une consommation excessive d'alcool - le « chang'aa » notamment, un alcool bon marché de fabrication artisanale -, une alimentation inadaptée et le manque d'activité physique (30 % des adultes sont en surpoids, 9 % sont obèses). Le gouvernement est conscient de cette évolution. En coordination avec le plan global contre les maladies non infectieuses de l'OMS, qui vise une réduction de 25 % des morts prématurées à l'horizon 2020, le Kenya a lancé en juillet dernier son propre programme de prévention, de contrôle et de maîtrise de ces maladies, et plus particulièrement de l'hypertension. Il met l'accent sur l'information et l'éducation à ces maladies, une détection plus précoce, un accès plus facile aux traitements et une meilleure gestion du système de soins.
C'est cette volonté politique soutenue par un investissement de 5 % du PNB dans le système de soins (l'objectif est d'atteindre 15 %) qui a conduit Novartis à choisir le Kenya comme pays pilote pour le programme Access. « Nous sommes présents dans le pays depuis quarante ans à travers les circuits commerciaux classiques, mais, pour espérer accéder aux personnes les plus démunies, il faut pouvoir s'appuyer sur un système de soins public suffisamment structuré », explique Joerg Reinhardt, président de Novartis. Et c'est le cas au Kenya, avec à la fois le réseau des hôpitaux et dispensaires gérés par le gouvernement, mais aussi celui des établissements confessionnels à but non lucratif, composante essentielle du système de soins.
L'hôpital Notre-Dame-de-Lourdes à Mwea, dans le comté de Kirinyaga, en est un bon exemple. Avec ses petits pavillons pimpants de plain-pied, peints en bleu et blanc, il tient sans difficulté la comparaison avec l'hôpital public de Kerugoya. Géré par les soeurs de l'Immaculée Conception de Nyeri, une congrégation catholique, il a été créé pour traiter les pathologies liées à l'eau dans cette région de culture intensive du riz. Il abrite aussi une école d'infirmières et fournit une formation à différents professionnels de santé.
Novartis, de son côté, est déjà présent dans les zones rurales. Depuis 2012, grâce au programme Familia Nawiri - « Famille en bonne santé » en swahili -, il distribue des médicaments à un prix abordable et contribue à éduquer les populations à la santé. Depuis son lancement, 9.500 réunions d'information ont été organisées, qui ont rassemblé 300.000 participants, et 75 « health camps » ont permis le dépistage et le traitement de maladies chroniques chez 8.000 personnes.
En ce samedi d'octobre, c'est l'école du village de Mwea qui a été réquisitionnée pour accueillir le « health camp ». On y attend entre 150 et 200 personnes. Moyennant une contribution symbolique de 200 schillings kényans (1,80 euro), on peut s'y faire prendre la tension, doser le taux de sucre dans le sang, peser et mesurer, mais aussi dépister le cancer du col de l'utérus ou calculer le taux de PSA, indicateur utilisé pour le diagnostic du cancer de la prostate.
Le public, majoritairement féminin, attend patiemment à l'ombre des arbres d'être appelé par le personnel médical venu bénévolement du centre de soins voisin, qui a aussi prêté pour l'occasion le matériel de base (table d'examen, paravent pour créer un espace de confidentialité, pèse-personne, un peu de matériel de biologie). Les patients suivent un parcours qui commence avec leur inscription et se termine par la délivrance des médicaments prescrits.
Lucia Kamene, âgée de cinquante-deux ans, qui a déjà été diagnostiquée diabétique, y est venue chercher des médicaments. Seule avec deux grands fils qui n'ont pas vraiment de travail, elle n'arrive à suivre son traitement que par intermittence en raison du niveau de prix des médicaments dans le circuit habituel. « Le mois dernier, raconte-t-elle, j'ai pu vendre un poulet et puis, à d'autres moments, ce sont mes voisins qui m'ont aidée, mais il y a des moments où je ne peux pas réunir les 4.000 shillings [35 euros] demandés pour un mois de traitement. » Aujourd'hui, grâce au « health camp », elle a pu se procurer ses médicaments pour beaucoup moins. C'est typiquement pour des personnes comme elle que le programme Access de Novartis a été pensé.
Avec ce programme, le groupe suisse a fait du chemin, lui qui, au début des années 2000, faisait partie des 39 laboratoires qui avaient intenté un procès à l'Afrique du Sud quand elle avait voulu importer des génériques d'antirétroviraux face à la flambée du sida. Il semble aussi avoir tiré les leçons de la très controversée campagne « Glivec for free », à travers laquelle il s'était engagé à donner son anticancéreux vedette à tous ceux qui n'auraient pas les moyens de le payer. Le fonctionnement de l'ONG, qui s'était vu confier le traitement des dossiers, avait été critiqué pour ses incohérences. Novartis avait aussi été accusé d'instrumentaliser les patients sélectionnés pour qu'ils fassent pression sur leurs gouvernements afin d'obtenir le remboursement du produit.
Des produits mûrs vendus à grande échelle
Cette fois-ci, avec le programme Access, il ne s'agit pas de donner à quelques-uns un produit breveté vendu très cher, mais de vendre à grande échelle des produits déjà largement amortis avec une très faible marge. Grâce à Sandoz, sa branche dédiée aux génériques, Novartis dispose aujourd'hui d'une gamme adaptée aux besoins des pays émergents, ce qui n'est pas le cas de groupes exclusivement orientés vers une médecine sophistiquée comme, par exemple, son compatriote Roche. Même si trois des produits du « panier » Access sont encore protégés par des brevets, ce sont des produits mûrs, et l'ensemble du programme relève en fait de Sandoz.
Novartis a une bonne maîtrise des coûts de production, ce qui lui permet de proposer des médicaments contre l'hypertension à moitié prix par rapport à ceux d'AstraZeneca, par exemple. Le groupe britannique a lui aussi lancé au Kenya depuis un an un programme de vente à prix réduit de traitements de l'hypertension. Ils devraient maintenant être sérieusement concurrencés par ceux de Novartis.
Reste maintenant à déployer le programme dans l'ensemble du pays, ce qui suppose de négocier avec les autorités de chaque comté - il y en a 47 - puis d'organiser la distribution. Pour cela, Novartis a passé un accord avec le principal grossiste répartiteur du Kenya, MEDS. C'est une ONG confessionnelle certifiée ISO 9001 et qualifiée par l'OMS, qui travaille déjà avec GSK, Novo Nordisk et AstraZeneca (pour son programme hypertension). Elle dessert 2.000 établissements de soins en Afrique de l'Est. Novartis a négocié avec elle de telle sorte que les patients n'aient pas à débourser plus de 1,15 dollar par mois et par traitement. Les premières boîtes devraient être disponibles à Nairobi ces jours-ci. Pour Novartis, plus le volume de produits vendus sera important, plus tôt le seuil de rentabilité sera atteint. Selon Harald Nusser, responsable du programme Access chez Novartis, « c'est un objectif à long terme. Cela pourrait prendre de cinq à dix ans. »
En savoir plus sur http://www.lesechos.fr/journal20151105/lec1_enquete/021438521051-au-kenya-novartis-invente-une-autre-facon-de-vendre-des-medicaments-1172327.php?vlzB0QxlP0GbmHwD.99